Fleurante

« Je suis entre partir et revenir. »

Un jour mon parrain m’a invitée à l’ambassade canadienne de Port-au-Prince pour voir comment mon dossier d’immigration allait. Ce jour-là, mon dossier expirait. Le même jour. Ce sont tous mes papiers qui expiraient. Imagine.

Mon parrain allait au Canada. Avant il a parlé avec le consul : si je ne partais pas le jour même, j’allais devoir faire une nouvelle demande de visa. C’est Dieu qui décide, parce que si je n’étais pas allée à l’ambassade ce jour-là, je n’aurais pas pu partir du tout.

Il fallait faire vite. Mon parrain a acheté un billet d’avion pour moi. J’ai attendu un peu et on m’a dit qu’il y avait une place dans l’avion. Je l’ai prise. Je n’avais aucun vêtement avec moi. Qu’un petit sac à main. Je n’ai même pas pu retourner à Saint-Marc, où j’habitais. Je n’étais pas bien habillée pour l’automne au Canada. Je n’avais que des petites sandales. Dieu merci, j’ai pris un vol avant minuit et je suis arrivée avant minuit. J’étais contente.

Le départ s’est passé très vite. Personne ne savait où j’étais partie. Une fois arrivée, j’ai acheté une carte pour téléphoner à ma fille. Elle m’a demandé où j’étais. Je lui ai dit que j’étais au Canada. Dans le téléphone, elle a crié.

J’ai deux filles. La première s’appelle Darline. Elle est née en Haïti. Quand je suis partie au Canada, je l’ai laissée là-bas. Mais elle est venue me rejoindre une semaine plus tard. Ça n’a pas pris beaucoup de temps. Dieu merci, mon mari a acheté un billet pour elle. Tout le monde était content.

Puis, le mois d’octobre est passé et j’ai vu la neige. J’ai dit : oh ! la neige. Toutes ces années je me suis souvent demandé ce que c’était. Je me suis habillée bien chaudement. J’ai mis des collants et une tuque. J’ai commencé à m’habituer. Et après, je me suis dit : ah c’est beau, c’est bon, la neige. Maintenant, quand il y en a beaucoup, je forme un poing avec de la neige dans ma main. Je fais un petit trou dans la neige. À l’intérieur, elle est comme bleue. Comme la lumière. J’aime ça.

Haïti est un beau pays. Il fait chaud et il y a la mer. Tout est bien, mais le gouvernement dirige mal. Le coût de la vie est trop cher. Les Haïtiens veulent que les gouverneurs démissionnent. Il y a des manifestations pour ça. Partout dans la rue. Les enfants ne vont pas à l’école pour protester. C’est dur là-bas. Je ne sais même pas si les avions vont toujours à Haïti. Ce n’est pas sécuritaire. Ça cause problème. C’est pour ça que les gens ont peur d’y aller. Avant, il y avait beaucoup d’activités : les touristes pouvaient entrer et sortir librement. Maintenant, c’est différent.

La dernière fois que j’ai visité mon pays, ça fait longtemps. C’était en juillet 2015. À chaque fois où je suis en vacances, j’ai une vision de cet été-là. Je vois ma famille. Tout le monde est content. Je suis avec mes deux filles. Je ne fais rien. Je ne fais que marcher au soleil. Ma fille se baigne dans la mer. Je vais au marché acheter la nourriture que ma sœur prépare. Il y a beaucoup de soleil et de chaleur. Haïti est mon beau petit pays.

J’aime le visiter à tout moment, mais surtout au mois de décembre, pour Noël. Le Canada est beau aussi, il y a beaucoup de neige et de lumière, j’aime beaucoup ça. Mais en Haïti tout le monde est dehors pour le réveillon. On va tous à l’église, on mange ensemble, on dit « bonne année, santé », on est heureux. C’est ça que j’aime.

Chaque 31 décembre, j’avais l’habitude de prendre un bain dans la mer pour dire au revoir à l’année. C’est une coutume haïtienne. Tout le monde la pratique ensemble. Je ne sais pas si tous les autres s’en souviennent. Moi je m’en souviens. Plonger dans la mer et dire au revoir. Je m’en souviens.

Les Haïtiens qui commencent à prendre de l’âge retournent au pays pour laisser passer l’hiver d’ici. Ensuite ils reviennent. Quand ma fille sera grande, responsable et qu’elle aura une famille, j’aimerais le faire aussi. Je ne voudrais pas habiter nettement là-bas, mais faire des allers-retours. J’ai peur de l’avion. J’ai peur, mais j’aime ça. J’aime surtout l’atterrissage, quand tout le monde applaudit. La dernière fois que je suis revenue à Montréal, il pleuvait et ma fille avait peur. Je lui ai dit : je ne peux rien faire, j’ai peur aussi. Je lui ai dit : ce n’est pas moi qui choisis, il faut seulement prier, et puis après ça passe.

Je ne sais pas si je vais arriver dans le vieil âge. Ce n’est pas moi qui décide ça. C’est Dieu. C’est pareil pour les gens qui disent des choses méchantes, comme : je te déteste. Ça me fait mal, mais ce n’est pas les gens qui disent ça. C’est la maladie. C’est la maladie qui ne veut pas des autres. Ce n’est pas les gens qui ne veulent pas des gens. J’aime plutôt les gens qui m’encouragent et qui me disent que je m’améliore. Ça me donne la force.

Pour avoir le visa canadien, j’ai beaucoup prié. J’ai espéré et j’ai monté la montagne. Les gens qui me disaient que je ne serais pas capable de déménager et d’apprendre le français n’avaient pas raison. Maintenant, j’aime parler le français toujours mieux. En Haïti, je suis arrivée à la sixième année. Je n’étais pas encore arrivée loin. Mais au Canada, c’est bien pour continuer. J’ai toujours dit à ma fille : il faut exceller à l’école. Ici il faut se rendre loin pour trouver un bon travail. Loin jusqu’au cégep et à l’université. Je veux que mes filles le sachent.

Moi, je m’améliore, mais je trouve plus difficile d’apprendre le français que le créole. Le français a beaucoup de règles. Par exemple, il faut employer un verbe pour chaque phrase. Et les verbes changent toujours. Si je prends rendez-vous avec toi dans le présent ou dans le futur, ce sont des verbes différents qu’il faut utiliser. Je te vois ou je te verrai. En créole ce n’est pas nécessaire. On se voit toujours.

Ma fille Ruth ne parle pas le créole, mais elle le comprend. Elle parle entre les deux. Elle peut dire « maman comment ça va » pour dire « moi je suis allée au magasin ». Ça me fait rire mais on se comprend. En créole la maison se dit : « caille ». En français une caille est un petit oiseau. Comme si la maison était un petit oiseau. Ça aussi, ça me fait rire. En créole, prendre et donner c’est la même chose. « Prends ça pour moi » veut dire la même chose que « donne-moi ça ». En français, il faut bien séparer. Ce ne sont pas tous les mots qui sont différents dans une langue et l’autre. Remercier est similaire.

Pour les deux langues, on dit « merci ».

C’est pareil pour le mot « maman ».